Emmanuel Hoog, président directeur-général de l’AFP, son regard sur l’avenir du métier de journaliste.
Il y a dix ans, l’émergence de Facebook et de Twitter ébranlait les fondements des agences de presse, avec le développement exponentiel et inédit de nouveaux réseaux de diffusion de l’information, inondant la planète de publications à la fois massives et ciblées mises en ligne instantanément par les citoyens.
Aujourd’hui, la nécessité de balises, de repères dans le trop plein d’informations, dans l’ère des rumeurs et de la post-vérité, renforce l’appétit de millions de citoyens pour une information fiable et vérifiée, l’ADN des agences de presse. Spécialistes historiques de l’information en continu, les agences mondiales, comme l’AFP, sont naturellement devenues une source de référence sur les réseaux sociaux, soit directement, soit via leurs clients médias, pour diffuser des alertes en direct, une information fiable, des photos, des vidéos virales.
Selon l’étude 2016 du Reuters Institute menée dans 26 pays, la moitié de la population interrogée utilise les réseaux sociaux comme source d’information une fois par semaine, et 28% des 18/24 ans considèrent ces réseaux comme leur principale source pour s’informer. Et le smartphone est devenu le mode de consultation majoritaire pour suivre l’actualité.
Mais si elle offre à tous une plus grande visibilité, la mutation numérique n’en est pas moins d’une extrême violence pour les médias dits classiques : beaucoup s’effondrent, les médias numériques peinent à trouver leur modèle économique, les GAFA écrasent quand ils n’étouffent pas de leur poids les éditeurs. (De ce point de vue, l’évolution de la législation française et européenne sur la reconnaissance des droits voisins au bénéfice des agences de presse serait un acquis essentiel et juste).
La concurrence est rude y compris pour les plus innovants et les plus actifs. Le New York Times identifie, dans son « Innovation report », pas moins de sept concurrents : les pure players, les réseaux sociaux, les applications, les portails, les médias de niche, les médias traditionnels, les médias étrangers.
Les agences de presse, parce que leur équilibre économique est dépendant de la santé de leurs clients et de la valorisation de leurs productions à un juste prix, subissent fortement cette crise.
Mais à mon sens, en dépit de l’image qui leur est souvent prêtée d’institutions séculaires et installées, elles font preuve d’une incroyable capacité à s’adapter, d’une formidable agilité à relever les nouveaux défis. Je ne prendrai pour exemple que l’entreprise que je dirige, mais je pense que cela s’applique à nos concurrents de taille internationale.
Le texte reste, pour une agence de presse, fondateur ! C’est aussi à travers lui que se vérifient la justesse et la pertinence de l’information. Même si les formats d’écriture s’adaptent, car il faut être lisible sur les smartphones. Vérifier l’information, en particulier ce qui circule sur les réseaux sociaux, aller sur le terrain, enquêter, apporter du contexte : cela demeure la mission essentielle des agences de presse et l’AFP s’y emploie quotidiennement dans ses 201 bureaux dans le monde entier.
De ce point de vue, la mise en place de la First Draft News Coalition (qui comprend de grands médias, dont l’AFP et des plateformes spécialisées comme Storyful, Eyewitness Media Hub, et Witness) est une initiative particulièrement intéressante pour sensibiliser les journalistes face à l’essor des contenus générés par les utilisateurs, et les former à la vérification. L’AFP participe aussi à un programme européen baptisé Invid sur la vérification des vidéos postées sur les réseaux sociaux.
À l’évidence, l’entrée dans l’info se fait désormais par l’image, fixe et animée. L’AFP, qui a fait au début des années 2010 de la vidéo une priorité stratégique, rattrape aujourd’hui le retard qu’elle avait auprès d’AP et Reuters. Il lui faut aujourd’hui évoluer encore. Le live est un acquis, le temps réel intégré.
À l’ère du « mobile first », à nous d’inventer de nouveaux formats de narration innovants, plus courts, plus percutants, verticaux ou carrés, sans voix-off mais avec sous-titres, des visualisations graphiques, de façon à pouvoir les visionner sans écouteur. Le développement de la vidéo encourage aussi la vidéographie, qui permet de représenter de façon pédagogique ce que l’on ne peut pas filmer avec une caméra.
À nous de mettre en place en parallèle des équipes dédiées capables de répondre aux nouveaux codes de consommation. Quelques chiffres éloquents : 9% des vidéos d’information sur Facebook proviennent de contenus « bruts » ou d’agences non produites pour le réseau social ; 70% des vidéos d’information partagées sur Facebook proviennent de vidéos exclusivement créées pour le web ! (NewsWhip)
L’image, c’est aussi l’infographie fixe et interactive, qui utilisent les techniques du datajournalisme pour apporter du contexte, de la profondeur. Ce sont de nouveaux métiers, de nouvelles compétences qui entrent dans les rédactions, avec ces journalistes aguerris au traitement des données, des développeurs ou des designers.
Mais il faudra aller plus loin encore.
La photo et la vidéo 360° sont déjà expérimentés, par les agences comme l’AFP et d’autres grands médias, lors d’événements exceptionnels (compétitions sportives, événements politiques, représentations culturelles, conflits). Les rédactions doivent encore s’équiper, se former, inventer de nouvelles narrations et répondre aussi à de nouvelles questions déontologiques pour offrir des expériences immersives et informatives.
La réalité virtuelle et la réalité augmentée permettront aussi d’apporter une nouvelle dimension aux vidéos et aux contenus multimédias de l’agence. Certains médias commencent à s’y intéresser et à investir, comme le New York Times, ou le Washington Post. Pour autant, la réalité virtuelle pose des questions éthiques : attention à ne pas altérer l’authenticité des faits (Knight Foundation Report).
On le voit, comme jamais dans l’histoire des agences, l’innovation doit être au coeur de la stratégie : technologique certes, mais aussi au coeur de notre organisation, de l’acquisition de nouvelles compétences, de la formation des équipes, de notre relation avec notre environnement et nos clients, médias mais aussi non-médias.
Être à l’écoute, intégrer à tous les niveaux les usages de nos utilisateurs, qu’il s’agisse de nos clients ou du lecteur final, est une des priorités des années à venir. Il faut répondre au besoin de personnalisation exprimé par nos clients, observer l’utilisation de nos productions pour affiner notre offre et nos productions éditoriales.
À l’instar des grandes rédactions comme le Financial Times ou le Guardian, les agences de presse doivent bénéficier de données pour permettre aux journalistes d’avoir des réponses à des questions telles que : « Est-ce que mon article a marché ? », « Quel type d’action a-t-il provoqué ? »
Bien entendu, l’ambition commune, c’est d’être informé par les données (data-informed) et non guidé par elles (data-led).
Et comment atteindre aussi les millions de citoyens, qui se désintéressent de l’information des grands médias ou ont tendance à s’enfermer dans des « bulles sociales » créées par les algorithmes des réseaux sociaux ? Le challenge est d’offrir des formats éditoriaux innovants, un accès facilité à des contenus spécialisés, et de toujours mieux communiquer sur nos valeurs.
Les progrès rapides de l’intelligence artificielle et du big data promettent des changements profonds dans les années à venir.
Selon La Revue européenne des médias et du numérique, « 90% des informations lues par le grand public seront générées par des robots d’ici à 2025 ». Langage naturel, reconnaissance d’images, traduction automatique, chatbots, robot journalism : jusqu’où allons-nous déléguer certaines tâches à des machines et des algorithmes sans trahir notre mission d’informer de manière indépendante et transparente ?
« Nous entrons dans une ère d’interfaces de conversation » capables de répondre à vos questions et « vous pouvez vous attendre à parler à des machines pour le restant de vos jours », a expliqué Amy Webb, spécialiste américaine en prospective, lors d’une conférence de la Online News Association à Denver en septembre 2016, mettant en garde contre les orientations ou distorsions qui peuvent être introduites lors de la programmation des ordinateurs.
Les rédactions vont aussi se trouver, selon elle, confrontées à une « réalité composée », combinant mondes réels et virtuels (réalité augmentée, virtuelle, 360°) et pratiquer un « journalisme augmenté » grâce au fact-checking facilité par des databots.
De nouvelles questions éthiques et déontologiques, de nouveaux enjeux d’adaptation s’annoncent, avec une accélération de plus en plus difficile à appréhender au niveau individuel.
Plus la technologie s’emballe, plus les outils se multiplient, accessibles à tous, plus l’intelligence humaine est éminemment sollicitée. Plus le professionnalisme des journalistes doit atteindre l’excellence.
Il y a urgence à préserver, voire restaurer, le contrat de confiance entre le producteur d’information et le consommateur, car la communication, la propagande ou le mensonge ont montré qu’ils pouvaient rapidement prendre le pas sur les faits et sur l’information. La transparence, la diversité de points de vue, à la fois au sein de nos rédactions – 80 nationalités sont réunies à l’AFP portant des regards variés sur le monde – mais aussi des sources utilisées, sont des éléments clefs.
On le comprend, le rôle de certificateur, garant de l’authenticité et de l’indépendance, est vital pour des sociétés démocratiques qui veulent offrir aux citoyens la capacité de rester libres, grâce à une information honnête.
Et, comme toujours, dans cette tâche, l’agencier devra rester humble : « L’avenir, tu n’as pas à le prévoir, tu as à le permettre », selon Albert Camus.
Emmanuel Hoog