Cédric Rouquette, directeur des études au CFJ, directeur exécutif de W, livre, pour les Assises, son regard sur l’avenir du métier de journaliste.
Imaginez un monde sans smartphone. Sans tablette. Sans alerte mobile. Où le haut-débit serait aussi marginal que les réseaux sociaux. Pas de pure player. Peu de plate-formes vidéos. Peu de vidéos sur ces plate-formes.
Ce monde était globalement celui dans lequel évoluaient les médias en 2007, il y a dix ans.
Se souvenir de ce monde-là, c’est mesurer l’impossibilité d’une prévision fiable de ce que sera l’information en 2027.
Ce constat nous enseigne une seule certitude : nous savons que nous ne savons pas. L’outil, la plate-forme ou l’usage susceptibles de transformer à nouveau radicalement l’information n’ont peut-être pas été conceptualisés à l’heure où nous écrivons. Un journaliste professionnel doit trouver sa place dans ce monde là : un univers où la production, la circulation et la réception de l’information se réinventent en temps réel à une vitesse défiant parfois l’entendement des esprits les plus agiles.
Faire un effort d’anticipation reste possible. Il est même probablement nécessaire et opportun, à condition d’en rester au stade des hypothèses.
Hypothèse certaine : le journalisme restera une compétence à forte valeur ajoutée
Tant qu’il y aura société, il y aura besoin d’information. Tant qu’il y aura aspiration des populations à la liberté de penser et d’agir, il y aura besoin d’information exacte et loyale. Délivrer des informations vérifiées, leur donner sens et les présenter au public, cela restera le rôle social de professionnels formés et portés par une éthique. Le journalisme sera une activité exercée avec plus de compétence que jamais par des personnes capables de labelliser la valeur d’une information, dans un monde qui sera encore davantage saturé de messages, d’images, d’infos et d’intox.
Conséquences pour les formateurs : les étudiants et enseignants en école de journalisme auront, comme aujourd’hui, le devoir de ne pas confondre le bagage professionnel qui permet de produire des informations (mission essentielle) et les conditions techniques de production et de diffusion de ces informations (mission dérivée). Les enseignements fondamentaux que sont l’éthique, le rapport au source, le respect du contradictoire ou la vérification resteront l’alpha et l’omega de nos établissements.
Hypothèse probable : la fin du contenu standard
La logique de personnalisation déjà à l’oeuvre depuis le début de la décennie sera devenue la norme. Les algorithmes et les nouveaux formats développés par les médias permettront aux individus de recevoir les informations dont ils sont censés avoir besoin à tel moment de la journée, sur tel appareil, et leur expérience de consommation d’information sera purement individuelle, programmée à la seconde près, dans des situations de vie toujours plus anticipées. Les possibilités de communication entre les neurones de nos cerveaux et les appareils mobiles ouvrent un formidable champ de possibilités dont les conséquences pratiques restent impossibles à anticiper.
Conséquences pour les formateurs : il faudra encore amplifier, dans les maquettes pédagogiques, la part accordée à la culture numérique, ou plutôt à la compréhension des usages et des mécaniques de circulation de l’information. Un journaliste a déjà du mal à exercer son travail correctement aujourd’hui s’il méconnaît ces circuits, s’il ignore le pouvoir des algorithmes et s’il méprise la nouvelle logique des consommateurs. Elle ne consiste plus vraiment à chercher l’information mais à attendre que celle-ci vienne à eux. La profession est à peine en train de comprendre cette inversion du courant. Ce sera un savoir-faire encore plus complexe dans dix ans.
Hypothèse probable : la mobilité pure et parfaite de l’information et de l’informé sera atteinte
Vous trouviez notre monde saturé d’écrans avec les PC, tablettes et smartphones ? L’obsession de l’accès au wifi de vos contemporains vous paraît insupportable ? Vous n’avez rien vu. En 2027, tout objet plat sera potentiellement écran et la plupart des objets seront connectés. La réalité augmentée sera devenu mainstream. La réalité virtuelle sera potentiellement intégrée à nos lunettes. Des vitres de votre véhicule au miroir de votre salle de bain, vous serez entourés de terminaux capables de délivrer des informations de tous formats en temps réel. La technique, en tout cas, sera mature. Reste à savoir quels usages s’imposeront. Nul ne peut décemment anticiper les conséquences d’un tel bouleversement sur l’info.
Conséquence pour les formateurs : a priori, rien de très neuf ici en dehors de la maîtrise de quelques outils qui permettront de traiter et diffuser de la vidéo aussi facilement qu’un texte aujourd’hui. La maîtrise du direct est un enjeu des écoles de journalisme depuis qu’elles enseignent la radio, la télévision, l’agence et le web. La pertinence de la maîtrise des différentes temporalités est déjà une obsession sur chaque média. Elle le restera.
Hypothèse probable : la toute puissance de l’image
La première source d’accès à l’information sera l’image. Qu’il s’agisse d’image animée ou d’image fixe, celle-ci aura poursuivi son irrésistible percée vers tous les supports et aura supplanté le texte, notamment auprès des digital natives, qui seront des adultes au zénith de leur carrière. Il serait stupéfiant que la réalité virtuelle et/ou la 360° et/ou la réalité augmentée, voire la recomposition d’images, ne fassent pas partie de la grammaire des journalistes chargés d’informer sur les écrans.
Conséquence sur les formateurs : des formations à l’image plus pointues seront proposées à nos étudiants. Plus pointues, cela ne veut pas forcément dire plus techniques. Des outils simples de montage sur smartphone sont déjà en circulation. Leur facilité d’utilisation sera décuplée. La culture du storytelling et les modules « d’intelligence de l’image » auront peutêtre supplanté les techniques de base rédactionnelles. Si cette hypothèse se confirme, des conséquences sur l’appropriation des 5W sont à prévoir. Elle restera indispensable mais tremblera sur ses bases, inscrites dans la culture de l’écrit.
Hypothèse crédible : les robots produiront de l’information
Le mouvement vers la génération automatique d’information par des robots est déjà engagé. Des solutions permettent déjà aux médias de générer des textes à partir de bases de données ou des vidéos à partir d’algorithmes. Le monde dans lequel les journalistes n’auront plus à saisir manuellement des informations économiques, sportives, électorales, météorologiques ou technologiques sera mature. Les journalistes n’auront plus qu’à travailler sur des informations à haute valeur ajoutée.
Conséquence sur les formateurs : les écoles sont déjà engagées sur un accroissement de la culture de la data. Ce bagage sera devenu non négociable, sur tous les médias. Mais le journalisme restera un grand métier du discernement, voire de l’intelligence émotionnelle. Dans un monde où il ne faudra plus nécessairement déclencher un geste éditorial à chaque fait nouveau, puisqu’un robot s’en chargera parfois, la prise de décision sur le sens à donner à une information sera une compétence encore plus forte qu’aujourd’hui – si c’était encore possible.
Hypothèse crédible : la forte concurrence des fake news
Seul le recul nous permettra de dire si cette hypothèse est le produit de l’actualité ou si les médias auront réglé la question de cette concurrence déloyale d’ici là. Les raisons de produire des fake news existeront encore probablement : manipulation politique, intérêts économiques, réponses simples à des angoisses complexes. Les raisons d’être optimiste ne sont pas écrasantes.
Conséquence sur les formateurs : les fondamentaux, toujours les fondamentaux, rien que les fondamentaux (voir la première hypothèse). La capacité à travailler en groupe et en réseau pour vérifier l’information rapidement sera encore plus recherchée qu’aujourd’hui.
Hypothèse crédible : nouveaux modèles économiques
L’information est fragilisée aujourd’hui par la culture du tout-gratuit imposée par l’accès à l’information sans paiement sur tous les supports. Or, l’info de qualité a et aura toujours un prix. Les médias gagneront à suivre la trace de la musique ou du cinéma. Fragilisés ces quinze dernières années par la pratique du téléchargement illégal, les industries culturelles ont reconstruit des modèles de développement prospères ou prometteurs en s’adaptant aux nouveaux usages et en inventant de nouveaux modèles de monétisation. Les médias auront besoin de la même créativité. Ils trouveront leur voie à leur tour. L’information a trop de valeur sociale et symbolique pour qu’il en aille différemment.
Conséquence sur les formateurs : amplifier la culture de l’entrepreneuriat et du projet parmi nos étudiants. Ils ne pourront plus, comme ce peut être le cas actuellement dans des entreprises en pleine transition, méconnaître les enjeux économiques des structures susceptibles de leur garantir une rémunération. Entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, entre le média de niche en gestation et le GAFA engagé dans le monde de l’information, le journaliste de 2027 devra avoir le bagage intellectuel nécessaire pour trouver sa place, faire fructifier sa forte valeur sociale et défendre son métier sans renier les besoins de ses usagers.
Dans dix ans comme aujourd’hui, les écoles de journalisme sauront que la maîtrise technique des outils n’a aucun sens sans une personnalité mature, engagée et bien formée pour faire fonctionner ces outils.