Data et hauteur de vue – Ludovic Blecher

Ludovic Blecher, directeur Digital News Initiative Innovation Fund – Google, livre, pour les Assises, livre, pour les Assises, son regard sur l’avenir du métier de journaliste.

 

« Prédire, c’est attendre, mais sans être sûr que ça viendra. » La mise en garde de Plutarque ne date pas d’hier mais il est préférable d’avoir cette maxime à l’esprit avant de se livrer à l’exercice ô combien périlleux de répondre à la question posée par les organisateurs des Assises du journalisme et de l’information : « Comment imagines-tu que l’on informera, que l’on s’informera dans 10 ans ? » Exercice d’humilité absolue où la précaution est plus que jamais de mise, nécessitant quelques mises en garde qui s’appliquent aussi bien au lecteur qu’à l’auteur :

  • Règle numéro 1 : Autant le reconnaître d’emblée, à l’heure où vous lirez ces lignes de nombreuses affirmations auront déjà été démenties par les faits.
  • Règle numéro 2 : À ne jamais oublier, parole d’expert n’est pas propos d’évangile et décrypter le passé ne présage en rien l’anticipation du futur.
  • Règle numéro 3 : Tout ce qui suit n’engage que l’auteur de ces lignes.

Armé d’autant de précaution, je me lance. En 2027, donc, le paysage de l’information sera :

Plus mobile que Mobile

En 2016, 66% des visites du New York Times ont été effectuées depuis un mobile le week-end et, dans le monde, plus d’une requête sur deux tapée sur Google l’est depuis un smartphone. Les ordinateurs étant encore légion au bureau, la semaine reste le dernier bastion des consultations sur grand écran, mais cela ne saurait durer. Peu à peu, l’information va gagner de nouveaux supports et s’insérer dans tous les pores du quotidien.

De plus en plus moléculaire, une information pourrait être décomposée puis recomposée à l’infinie pour prendre différentes tailles et différentes formes en fonction des supports. À lire, à entendre, à voir et même à ressentir dans un univers parfois virtualisé, elle sera partout et tout le temps, tel l’air que l’on respire. Souvent servi par un compagnon virtuel, un même contenu pourra être discuté, podcasté ou animé pour s’adapter à l’usage du moment. Ce n’est pas seulement le design qui pourrait être responsive en 2027 mais la diffusion de l’information.

 

Du virtuel à l’immersif

Et si le lecteur (passif) était appelé à passer au statut d’acteur (actif) ? Dans un univers recréé via un dispositif de réalité virtuelle, un journalisme d’impact est en train de naître. Plongeant le lecteur dans une situation de guerre, le faisant interagir avec les acteurs d’un conflit, on voit déjà poindre les prémices d’un monde où se rencontrent des individus que tout oppose. Désormais un soldat peut se retrouver nez à nez avec un combattant du camp adverse et l’entendre parler. Demain il pourra le questionner, interagir et saisir l’homme derrière le combattant.
Une expérience à même de bouleverser les dynamiques qui ne se limitera pas, en 2027, à des situations d’extrême tension mais permettra de vrivre (nouveau terme mêlant VR et réalité augmentée, homologué dès 2020, ndlr) tout ce qui peut l’être : l’effort sportif, la violence des tempêtes durant une course au large, la tension de l’arbitre au milieu d’un match de boxe.
Et le journaliste dans tout ça ? Plus que jamais il sera prescripteur, non plus d’histoires principalement mais d’expériences posant le prisme qui aidera à éclairer l’individu face au bouleversement du ressenti.

 

Sur-personnalisé…

Dix ans qu’on en parle, ça finira bien par arriver ! L’info personnalisée, celle qui doit faire passer les centres d’intérêts en premier pour mieux capter l’attention du lecteur, est encore balbutiante. D’abord fondée sur le déclaratif – « dis-moi ce que tu aimes, je te proposerai le contenu qui te sied » – la diffusion d’une information sur-mesure s’écrira de plus en plus souvent au passif. Pour un même site, un même journal : chacun sa page d’accueil et pourquoi pas chacun sa une pour les abonnés papier.
Bracelets et autres capteurs permettront même de dépasser la notion du centre d’intérêt pour le coupler à l’attention. Ainsi en fonction du fameux temps de cerveau disponible, mesuré en temps réel, seront envoyées quelques lignes ou une grande enquête agrémentée de toutes les sources ouvertes disponibles sur un même sujet en fonction des moments de la journée et de la volonté ou non du lecteur à s’y plonger. Plus besoin de demander quoi que ce soit pour être servi, la forme selon laquelle une information sera mise à disposition précédera vos envies.

L’art du matchmaking sera lui poussé à l’extrême, les éditeurs, les plateformes et autres services intelligents s’assurant que deux personnes partageant un intérêt commun pour un sujet donné auront chacun lu le même article avant un rendez-vous prévu le soir même afin d’éviter tout blanc dans la conversation…

 

… et même prédictif

Les services de shopping, de musique et de vidéo à la demande en font l’un de leur point fort mais niveau recommandation beaucoup reste à faire dans le domaine des news. Au-delà des plus cliqués, partagés, voire répondant à des centres d’intérêts identifiés, il s’agit rien de moins que de réinventer la sérendipité. Et peut-être faudra-t-il quelques années pour retrouver l’une des vertus qui continuent de faire la magie du papier : découvrir, au détour d’une page, un encart ou une tribune qui surprend vraiment. Gageons que d’ici 10 ans, le numérique aussi aura fait sien cet art de la découverte.

 

Big data

Les datas sont partout, disponibles à l’infini, il n’y a qu’à se baisser. Mais, jusqu’à présent, les médias s’en servent peu pour faire parler le monde autrement. De nouvelles « écritures » sont en gestation permettant de décrypter les signaux faibles, de multiplier comparaisons et vérifications et ainsi lever le voile sur des parties encore inexplorées de notre environnement. Quand tout se mesure et se croise en temps réel, la perception laisse souvent place aux faits et les certitudes tombent. Il ne s’agit pas ici simplement de visualiser autrement mais d’apprendre à interpréter des nouveaux marqueurs et signaux faibles et peut-être que, d’ici dix ans, le thermomètre sera réparé permettant aux médias de reconnecter avec une opinion qui tend à lui échapper, comme l’ont montré le dernier référendum au Royaume-Uni ou les élections nord-américaines…

 

La technologie au service de l’expérience

Écriture automatique, intelligence artificielle pour processer les données, relecture et mise en forme instantanée, voire traduction en temps réel pour publication multi-langue… à force de tenter, d’innover et de se réinventer, le journalisme de 2027 ne ressemblera pas tout à fait à celui d’aujourd’hui. Le journaliste, lui, n’en restera pas moins détenteur d’un savoir-faire unique – la collecte de l’information exclusive – qui répondra toujours aux règles de bases du métier que sont les 5 W. Vérification finale des indispensables What Who Where When Why (par un humain) et expérience continueront de faire la différence.
Quant à la technologie, gageons qu’elle entrera de plus en plus dans la panoplie du reporter-enquêteur. Au menu des effets bénéfiques pour l’information : une capacité décuplée de travailler en réseau, collaborer, innover, et démultiplier les efforts d’investigation par delà toutes les frontières. Une puissance de calcul, aussi, permettant de recouper et mettre à jour les secrets comme jamais. Autant d’outils au service de l’enquête qui permettront de se recentrer sur ce qu’aucune machine jamais ne pourra apporter : la hauteur de vue.

 

Le fil de Tours