Manger (trop) chaud – Franck Annese

Franck Annesecofondateur et directeur des rédactions de SOPRESS, livre, pour les Assises, son regard sur l’avenir du métier de journaliste.

 

Vidéo réalisée par les élèves de l’EFJ

 

« L’ère de l’information dit une chose : il y a autant de vérités que de  gens. » Cette phrase de Denzel Washington dans le dernier numéro de Society dit plusieurs choses, elle. D’abord que les « gens », comme  dit Washington, n’ont plus confiance dans l’information délivrée par  les médias officiels, traditionnels. Elle dit aussi que ces mêmes « gens »  ont malgré tout soif d’une vérité qu’ils estiment être désormais à même  de se construire eux-mêmes, à partir de canaux d’information quasi  personnalisés  : réseaux sociaux, forums, médias alternatifs, etc. Denzel  Washington n’a malheureusement pas tort. Chacun pense détenir  la vérité. On atteint là un point de bascule : quand une société de  l’information  devient une société de la désinformation. Quand le fait  le plus explicite, concret, avéré, prouvé est contesté au motif que son  émetteur  pourrait être manipulé par des intérêts politiques ou financiers  supérieurs.  Que l’on nous mentirait.

Les médias sont bien évidemment en partie responsables de cette  dérive : ils ont eux-mêmes nourri cette course à l’information, cette  politique  du « coup » à tout prix qui ont imposé un rythme qui méprise  la vérification des faits, le temps de l’enquête, la hiérarchie de l’info. Un  rythme qu’ils n’étaient pas toujours capables de tenir et qui les a tout  simplement tués. À défaut d’être les meilleurs, soyons les premiers. Et  comme les « gens », ces fameux « gens », ne veulent plus lire, n’ont  plus le temps, sont submergés de flux d’information quels qu’ils soient,  alors il faut des formats courts, disponibles directement sur leur smartphone,  sans effort. Ce matin, les quatre informations qui tiennent la  une, sans hiérarchie, sur mon téléphone sont les suivantes : un appel  au blocage des lycées lancé dans le cadre de « l’Affaire Théo », une  sangsue de 6 centimètres retirée de la gorge d’une petite fille au Maroc,  la meilleure plage d’Europe  est à San Sebastian, et les perturbateurs  endocriniens : personne ne peut y échapper. Tout sur le même plan. Je ne parle évidemment  pas de mon feed Facebook qui doit, comme  tous les jours, regorger de pseudo-contre-enquêtes, et de révélations sur  de prétendus mensonges d’État. 

Demain, penser que le mouvement actuel va s’inverser semble illusoire.  L’information est un marché comme un autre. Catégorie « divertissement ». D’ailleurs on ne dit plus qu’un média produit de l’information,  on dit qu’il produit du contenu. Ce marché de l’information risque donc  d’évoluer dans deux sens opposés, mais somme toute assez logiques :  d’abord des flux de plus en plus chauds, de plus en plus rapides, de moins  en moins contrôlables et contrôlés, de plus en plus faciles à consommer,  et à l’inverse des médias froids, de niche.

Pour les premiers, moins nos sens seront sollicités, mieux cela sera :  regarder  une image et écouter ce qu’elle raconte ? Fini. Désormais,  les images se consomment sans son – avec du texte sur des aplats de  couleur – et le son se consomme sans image, en podcast, car le commun  des mortels n’a tout simplement plus le temps de se concentrer sur une  seule chose à la fois. Il regarde des vidéos informatives sous-titrées – on  dit « motion-designées  » car, c’est vrai, il y a un effort graphique louable –  tout en écoutant de la musique sur Spotify ou Deezer. Désormais ces  pastilles informatives,  AJ+, Now This, Brut, etc. sont devenues les flux  d’information les plus partagés  sur les réseaux sociaux auxquels ils sont  particulièrement adaptés. Fait notable : ils délivrent tous une vérité sans  pouvoir étayer, argumenter,  contextualiser, faute de temps et de place. La  vidéo ne doit pas faire plus d’une minute, une minute trente et le texte doit  être écrit suffisamment gros pour être lu facilement, et suffisamment court  pour ne pas masquer entièrement l’image, sinon cela n’a plus de « sens ».  Pourtant, cette vidéo est consommée comme une vérité. La puissance des  images qui soutiennent le texte, sans doute. Il est toujours amusant de  constater que c’est la fabrication des images d’information qui a nourri  les psychoses complotistes mais que ce sont malgré tout ces « news en  images » qui aujourd’hui  ont valeur de vérité, au moins aux yeux de ceux  qui les partagent en masse, les mêmes souvent qui remettent en cause  les faits racontés par les médias dit « traditionnels ». Ces médias là ne le  sont d’ailleurs  pas moins : si AJ+ s’appelait Al Jazeera Plus, pas sûr que  ses vidéos circuleraient autant.

À l’opposé de ces flux chauds, se développent des médias plus froids, plus  lents, plus longs aussi. La presse en fait partie, celle qui survit, dans un  environnement structurellement difficile. Les mooks, les pure-  players  (  Mediapart, Les Jours, etc.) suivent cette tendance du temps long, de l’enquête  ou du reportage. Ces formats cohabitent assez logiquement  suivant le principe même de la contre-culture : plus il y a de  « barbarisme  » – j’appelle ici barbarisme cette fuite vers le non-sens, cette  course infernale qui consiste à vouloir vivre l’information en live et en  continu, sans interruption, que ce soit sur les chaînes d’info, à la radio ou  sur Internet  –, plus une contre-culture se développe, en l’occurrence,  ici,  celle du temps long. Le mouvement de balancier est logique. Plus le mp3  prend de l’ampleur, mieux le marché du vinyle se porte, en somme. Faut-il  pour autant se réjouir ? Jusqu’où cette soif de délivrer de l’information  comme de la consommer, cette soif de détenir sa vérité, d’avoir accès à  des flux soi-disant mieux informés puisqu’« on nous ment », jusqu’où  cela nous mènera-t-il ? Jusqu’où nous mènera aussi la puissance des algorithmes  qui vont de plus en plus sélectionner l’information à notre place ? 

Dans 10 ans, il y a fort à parier que l’information de masse nous sera  délivrée  de manière ultra-personnalisée, selon nos goûts, quasi instantanée,  gratuite et financée par des annonceurs. Elle sera toujours moins  vérifiée, toujours moins indépendante. Elle réduira notre curiosité à  néant ou presque, puisque les algorithmes ne nous serviront que ce à quoi  nous nous intéressons déjà.

Quelques réseaux alternatifs émergeront. Ils avaleront les plus petits,  dans la logique capitaliste qu’ils décrient par ailleurs. Ils serviront une  information  biaisée sous un étendard de prétendue vérité et démonteront  à l’envi l’information servie par les groupes produisant l’information de  masse. Ils se présenteront en contre-pouvoir, occupant la niche marketing  jusqu’à ce qu’un média plus alternatif encore les en déloge en les  présentant comme des vendus, eux aussi. Et puis, des médias financés  par la solidarité, quelques mécènes ou utopistes, tenteront dans ce grand  brouillard d’informations volatiles, de raconter notre monde en prenant  le temps de l’observer, de le comprendre, de l’analyser, et de le retranscrire.  Ces médias emploieront des journalistes précaires et passionnés.  Ils profiteront de la médiocrité ambiante pour « faire la différence »,  et exister. Sur le net, sur les smartphones, en papier, pourquoi pas.  La question essentielle sera alors celle-ci : comment faire pour que ces  médias indépendants et vertueux, en grandissant, ne se transforment pas  en robinets d’informations de masse pervertis par leur essence même ?  Comment faire pour garantir leur indépendance, et leur permettre de  réinventer  sans cesse la façon de raconter le monde dans lequel nous vivons,  avec exigence et déontologie ? Voilà l’enjeu de ces dix prochaines années.  Sans quoi nous n’aurons d’autres choix que de nous étouffer d’informations  sponsorisées et mal cuisinées. Manger chaud ne suffit pas toujours.

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