Les entrepreneurs de l’information au chevet de la démocratie – Sébastien Soriano

Sébastien Soriano, président de l’Arcep (Autorité de régulation des télécoms et postes) et du Berec (organe européen regroupant ces régulateurs), enseignant à Sciences Po, livre, pour les Assises, son regard sur l’avenir du métier de journaliste.

 

 Vous avez dit “société de l’information” ?

 

S’informer dans dix ans ? Songeons à la façon dont on s’informait il y a 10 ans, 20 ans… La préhistoire ! À l’ère de l’information, il n’est pas surprenant que le secteur des médias d’information soit soumis à un bouleversement profond et permanent. Car on peut nommer la révolution numérique de toutes les façons ou la décrire sous toutes ses facettes – informatique, société de l’information, plateformes, big data, internet des objets, intelligence artificielle – on en revient toujours, passés les effets de mode, à l’essentiel : le numérique est affaire d’information. Toujours plus d’information produite, captée, traitée, croisée, échangée, et ce à un rythme exponentiel permis par la loi de Moore.

L’innovation technologique a longtemps été l’alliée des médias d’information, augmentant leur diffusion grâce à la presse, l’audiovisuel et bien sûr internet – même si cela n’a pas toujours été un long fleuve tranquille. Mais la donne pourrait aujourd’hui fondamentalement changer. L’épisode des récentes élections américaines et des « fake news » pose la question de la capacité des médias traditionnels à assurer leur rôle de filtres et de repères dans une société où l’information circule en obéissant à de nouvelles règles du jeu. Et pour tout dire, démocratie et médias d’information semblent avoir tellement cheminé de conserve au cours des deux derniers siècles, qu’on en vient à se demander si l’on peut faire fonctionner l’un sans l’autre.

 

Parle à mon bot !

 

Alors que les réseaux sociaux concentrent aujourd’hui le coeur des interrogations, une question qui émerge et qui pourrait (parmi d’autres, restons modestes) avoir une forte acuité à un horizon de dix ans, est celle de l’intelligence artificielle. Il n’est pas absurde de penser que nous disposerons, d’ici quelques années, d’un ou plusieurs agents d’intelligence artificielle (bot) – dont Siri, pour Apple, et Alexa, pour Amazon, ne sont que les prémices – que nous chargerons de s’interfacer avec un certain nombre d’écosystèmes ou d’applicatifs.

Concrètement, plus besoin demain de consulter une application de cinéma, il suffira de demander à votre bot, pourquoi pas par commande vocale dans votre voiture ou en cuisinant, de vous suggérer un bon film pour ce soir, charge à lui de trouver les bonnes informations dans des bases de données et de vous formuler une recommandation sur la base de vos goûts et habitudes. La discussion de la machine à café avec la puissance du numérique ! De la même manière, pourquoi ne pas demander à votre bot de vous faire un brief matinal sur les principales informations à retenir, sorte de revue de presse agrégeant toutes sortes de sources (médias traditionnels, posts et vidéos partagés par vos amis, etc.) en fonction de vos centres d’intérêts et de vos préférences politiques ou autres ? On mesure tous les enjeux qui vont s’attacher au fonctionnement de ces bots, à l’utilisation des informations qu’ils détiennent sur leurs utilisateurs, etc.

 

L’opinion publique en sursis ?

 

À travers la question des « filter bubbles », des « alternative facts » et, demain, du fonctionnement des algorithmes qui gouverneront nos bots, c’est finalement la question de l’opinion publique qui se pose. Le débat public, et en particulier le débat démocratique, vit en quelque sorte depuis ses origines sur le paradigme d’une confrontation entre différentes idées et informations au sein d’un espace commun, et avec la fragmentation de cet espace, c’est la confrontation même qui pourrait dans une certaine mesure laisser place à une forme de cohabitation. Autrement dit, plusieurs univers de vérités et d’opinions, relativement étanches, pourraient coexister.

Inquiétant ? Dans les pas d’un Alessandro Baricco, auteur visionnaire et clairvoyant de « Les barbares, essai sur la mutation », je me garderais bien de céder aux sirènes des déclinistes et autres alarmistes. Si un nouvel âge s’ouvre, il aura aussi ses propres ressorts, ses grandeurs et, fort heureusement, ses contre-pouvoirs. Car lorsque le numérique déconstruit, il offre aussi les instruments de la construction d’un monde plus ouvert, comme nous le montrent les aventures du logiciel libre, de Wikipedia ou encore de Blablacar.

 

Des tycoons aux entrepreneurs de l’information

 

Informer dans dix ans ? Dans son rapport « Presse et numérique, l’invention d’un écosystème », remis en 2015 à Fleur Pellerin, Jean-Marie Charon nous montre l’extraordinaire foisonnement des nouveaux métiers de l’information et avec lui, l’immense potentiel d’exploration des nouveaux formats journalistiques. Data journalisme, fact checking, newsgame, participatif, slow information… l’imagination est au pouvoir !

Certes, les grands médias passent de main en main et subissent d’importantes restructurations, nourrissant des préoccupations légitimes. Mais il y a aussi les trains qui arrivent à l’heure. De nouveaux médias fleurissent, dans les pas des pionniers de Mediapart, d’Arrêt sur images ou plus récemment de So Presse. A l’instar des autres secteurs de l’économie, sans cesse plus nombreux à être chamboulés par le numérique, les nouvelles vagues d’innovation ouvrent grand les portes à de nouveaux acteurs, plus agiles, plus mobilisés. Un renouvellement inédit est à l’oeuvre dans l’information, à travers de belles aventures entrepreneuriales, animées par une soif d’informer demeurée intacte, voire décuplée par les nouveaux défis posés par le fractionnement du débat public. Des raisons d’espérer !

 

Le fil de Tours

Les inscriptions pour la deuxième édition des assises de Bruxelles sont ouvertes !

"L'intelligence artificielle, les médias, l'Europe et moi" Du 20 au 22 Novembre 2024