Ricardo Gutierrez, Secrétaire général de la FEJ, maître de conférences à l’ULB, (Bruxelles), livre, pour les Assises, son regard sur l’avenir du métier de journaliste.
À quoi ressemble la vie d’un journaliste d’investigation en 2100 à Bruxelles, banlieue éloignée de l’Alliance eurasienne ? Évocation de l’expérience mitigée d’un scoop sur fond de scandale politico-humanitaire.
Jackpot ! 3 000 écus-yens. 3 200… 3 310… 3 420… La pige s’annonce plutôt plantureuse. Il y a bien longtemps déjà que mon compteur n’avait enregistré telle envolée. Ils sont maintenant des dizaines de milliers à avoir acquitté la contribution d’un centime d’écu-yen qui donne accès à mon reportage sur les plateformes citoyennes de journalisme en ligne. Des dizaines de milliers à s’offusquer du scandale Bordex. Et ce n’est qu’un début.
En quelques années, tout a changé pour le journaliste de terrain. Plus de rédaction centralisée. Plus de média attitré. Une faculté inédite de recourir aux collaborations ponctuelles avec des milliers de confrères, par-delà les frontières.
En revanche, les fondamentaux subsistent : le scoop sur fond de scandale politique continue à rapporter gros. 4 350 écus-yens, affiche le compteur.
Interfaces collaboratives
Depuis l’extinction des médias traditionnels et des éditeurs de presse, dans les années 2020-2030, le marché a migré vers les interfaces numériques collaboratives financées par les ONG et la société civile. Un bon plan pour le reporter débrouillard. Chacun peut y proposer à la vente ses productions éditoriales, mais aussi y dénicher les consoeurs et confrères disposés à contribuer aux enquêtes, aux quatre coins du monde.
Là, sans Mehmet et sa flottille de drones, à Ankara, et sans les capacités en intelligence artificielle des calculateurs de Conny, à Hong Kong, jamais nous n’aurions pu mettre à jour le vaste scandale de détournements de vivres chez Bordex, l’agence eurasienne pour la gestion des frontières extérieures de l’Alliance.
9 570 écus-yens. Ça monte. Et ça devient plutôt chaud pour la commissaire eurasienne à la Migration, l’iranienne Azita Tehrani. Mon compteur s’emballe : les hyperliens pointant vers mon papier sont partagés par milliers sur les réseaux sociaux. Des partages en croissance exponentielle qui mettent immanquablement sous pression Tehrani et son cabinet. Ils auront du mal à répliquer. Les images « volées » par les micro-drones de Mehmet sont incontestables : dans les entrepôts de l’Alliance, à Gaziantep, en Turquie, les stocks de vivres destinés aux milliers de réfugiés climatiques qui affluent du continent africain sont vidés au profit des mafias locales. Les journalistes de données de l’équipe de Conny ont fait le reste : passés au peigne fin de ses super-ordinateurs, les milliers de bordereaux d’entrée et de sortie de marchandises révèlent la falsification des flux. Seul le cabinet Tehrani dispose des clefs numériques sécurisées qui permettent de modifier et donc de trafiquer les données. Imparable.
Propagande d’État
Le cap des 20 000 écus-yens est atteint. Mais les bonnes nouvelles ne viennent pas sans les mauvaises : une première notification du ministère de la Vérité. Je suis recherché, suite au dépôt d’une plainte contre x par Azita Tehrani. Les sbires de la propagande d’État viennent de lancer un mandat d’interception international à mon encontre. Rançon de la gloire. Il va falloir assurer…
Si la coopération internationale et l’appoint des robots-journalistes ont considérablement dopé la puissance de tir des reporters et autres chroniqueurs, l’environnement légal n’a jamais été aussi contraignant pour la presse.
Tout a commencé à la fin des années 2010, avec l’essor des politiques liberticides promues à l’époque par les présidents Trump, Erdogan et Poutine, respectivement aux États-Unis, en Turquie et en Russie. Sainte alliance de leaders autoritaires conservateurs aux convictions religieuses bien ancrées, qui avaient fini par inspirer la plupart des chefs d’État du monde. Une contagion dont la profession se serait bien passée… Des heures sombres pour les journaleux, soudain confrontés à une vague dans précédent de mesures liberticides. Partout, les gouvernements d’Europe et d’Asie se sont appliqués à limer les dents des « chiens de garde de la démocratie ». Partout, la liberté de la presse a reculé, sur fond de crise économique du secteur : légalisation de la surveillance de masse, détournement des lois anti-terroristes à l’encontre de la presse, aggravations des peines sanctionnant la diffamation…
Même la crise s’en était mêlée. Les lois du marché ne garantissaient plus la viabilité économique des médias. Peu à peu, la publicité institutionnelle et l’aide publique à la presse, indispensables à la survie des titres, étaient devenues pour les gouvernements un moyen insidieux de contrôler les contenus. Les journalistes n’étaient plus en mesure d’accomplir leur mission de cerbères au service du peuple. Les masses ne leur accordaient plus leur confiance. Elles ne les lisaient ni ne les écoutaient plus. Cercle vicieux.
Gouvernants sanctifiés
La police de la presse s’était mise à sévir brutalement. Dans l’indifférence générale. Pourquoi s’émouvoir de la répression d’un corps social désormais inutile ?… Le président turc Recep Tayyip Erdogan donnait le ton. À l’époque, d’excellents confrères, comme les frères Ahmet et Mehmet Altan s’étaient vu incarcérer pour « diffusion de messages subliminaux ». Rien que ça. Et beaucoup d’autres s’étaient retrouvés eux aussi derrière les barreaux sur base de l’article du code pénal turc réprimant toute prétendue « insulte contre le président de la République ». Les maîtres étaient devenus intouchables. Ils avaient organisé leur propre impunité.
L’essor des gouvernements autoritaires qui a marqué les années 2020 a généralisé l’usage de la sanctuarisation des gouvernants. L’Alliance eurasienne aura même été jusqu’à l’instituer par voie de directive, voici trois ans, à l’initiative du commissaire eurasien à la Justice, l’Indonésien Akhmad Faishal. Plus question de nuire à l’image des « souverains ». Plus question, pour la presse, de leur faire de l’ombre.
De Lisbonne à Vladivostok, les 7 milliards d’Eurasiens vivent sous un régime de liberté surveillée. Qu’ils tolèrent, voire soutiennent, dans l’illusion de garantir leur sécurité face à la tyrannie étasunienne et au déferlement de réfugiés climatiques. Sale atmosphère.
Démenti et représailles
En m’attaquant à la commissaire Tehrani, j’étais bien conscient qu’il fallait s’attendre au retour de flamme. L’Office de Communication stratégique de l’Alliance vient de diffuser un démenti par notification numérique individuelle aux citoyens de l’AE. Pure propagande intergouvernementale, personne ne s’y trompe. Mais que peut un pigiste et son réseau de collaborateurs, voire les ONG qui le soutiennent, face aux moyens de l’autorité transcontinentale ? Les images de Mehmet ? Des prises de vue trafiquées, assure l’Office. Les données accablantes débusquées par Conny ? Des erreurs d’interprétation grossières… Bien sûr.
L’indicateur de piges, dopé par les démentis officiels, vient de franchir le cap des 100 000 écus-yens. Mais je sais que ça ne va guère durer. C’est la loi, en ce monde : « Le journaliste qui fait l’objet d’un mandat d’interception international suite à la diffusion d’un contenu mettant en cause l’autorité et qui ne se livre pas dans les 30 minutes aux forces de l’ordre pour interrogatoire, fera l’objet d’une saisie immédiate des revenus produits par la diffusion des informations contestées ».
Ici, on n’achète pas le silence des journalistes. On confisque la rétribution de celles et ceux qui osent défier l’autorité. Avec l’espoir qu’on ne les y reprenne plus. Et ça marche : de nombreux journalistes se laissent gagner par l’autocensure.
Les chiffres au compteur dégringolent brusquement. Je n’en veux à personne. Je n’aurai pas tiré un sou de cette histoire. Mais des centaines de milliers de citoyens savent désormais que Tehrani et sa clique trahissent la collectivité. Sous le regard bienveillant des chefs d’État des 92 pays membres de l’Alliance eurasienne.
Zéro euro-yen au compteur. Mais quel bonheur !