2027 : Le temps de l’indépendance – Julia Cagé

Julia Cagé, professeur d’économie à Sciences Po Paris, auteure de Sauver les médias (Le Seuil, 2015), livre, pour les Assises, son regard sur l’avenir du métier de journaliste.

 

En 2027, la confiance dans les médias aura franchi à nouveau la barre des 50%. Mais cette fois-ci par le haut. Vous ne me croyez pas ? La marche fut longue et douloureuse, mais c’est pourtant le cas. Suivez-moi…

Tout a commencé sur les cendres des médias traditionnels, faits hara-kiri par des actionnaires bêtes et méchants. Touchés au coeur, nombreux sont les journalistes qui se sont relevés et ont repris le combat pour l’indépendance ; vaincus une fois ils ne le seraient pas deux. Pris en étau entre des milliardaires au coeur moins profond que leurs poches et des citoyens qui ne leur faisaient plus confiance, la première mission de ces journalistes ne faisait aucun doute : reconquérir cette confiance qui leur faisait tant défaut.

Et convaincre dans le même mouvement leurs lecteurs, téléspectateurs ou auditeurs de se lancer avec eux dans l’aventure : celle des nouveaux médias qui allaient voir le jour. Convaincre les lecteurs mais comment ? En en faisant les garants de leur indépendance ; ils ne pourraient ainsi plus en douter. Nos journalistes décidèrent donc de faire appel dès le lancement de leurs médias à la générosité des lecteurs, et ceux sous toutes ses formes. Laissés pour compte par l’État, ils eurent tout d’abord recours aux modèles les plus traditionnels du financement participatif. Mais si cela permettait aux nouveaux médias de lever du capital, le pouvoir politique des lecteurs restait réduit à zéro. Comment en faire de véritables parties prenantes ?

L’élection présidentielle de mai 2017 vint éclaircir leur horizon. Un candidat inattendu, que l’on s’était plu à caricaturer en rêveur, conquit en effet l’Élysée. Et profita de la mise en place de la 6e République pour réformer enfin en profondeur le secteur des médias.

Parmi ses décisions : l’ouverture du statut de fonds de dotation aux médias.

Quel ne fut pas le plaisir de nos journalistes ! Eux qui souhaitaient plus que tout produire une information indépendante et de qualité pouvaient enfin le faire dans un cadre légal et fiscal approprié. Non seulement on reconnaissait l’information qu’ils produisaient comme un bien public, mais on donnait au public l’occasion de la financer et de bénéficier en échange d’avantages fiscaux, comme pour le financement de l’éducation, de la santé ou encore de la culture. Une occasion rêvée pour nos nouveaux médias d’entrer pleinement dans le 21e siècle !

D’autant que cette réforme s’accompagna aussitôt d’une modernisation du système des fondations. Il était en effet apparu aux yeux de tous que ce dernier marchait sur la tête et était profondément injuste car anti-redistributif. Des mesures furent ainsi prises pour remplacer le système en place par un système « à l’anglaise ». Jusqu’à présent, la réduction d’impôt était des deux tiers : quand les citoyens donnaient 100 euros à une fondation, ils bénéficiaient d’une réduction d’impôt de 66 euros, qu’ils pouvaient « réinvestir » un an plus tard dans la fondation, puis bénéficier d’une nouvelle réduction d’impôt deux ans plus tard, la réinvestir, etc. Ce n’était ainsi qu’au bout d’un temps infini, que la fondation recevait 300 euros (c’est-à-dire trois fois plus que le don initial) dans ce système d’un autre temps, et encore à supposer que les citoyens ne s’y perdent pas d’une année et d’un remboursement sur l’autre. Que faire face à tant de complexité ?

La décision fut prise d’instaurer un système de « Gift Aid » à l’anglaise, que l’on appela « abondement » pour éviter tout anglicisme. Dans ce nouveau système, l’abondement est immédiat : quand les citoyens donnent 100 euros à une fondation, l’État « abonde » le don en apportant à la fondation en question (en l’occurrence un média !) 200 euros supplémentaires.

L’avantage du système d’abondement instauré depuis l’été 2017 est triple : il est immédiat, il met l’État directement en contact avec les structures bénéficiant de l’abondement (ce qui permet de vérifier que leur objet est non lucratif), et surtout, surtout, il bénéficie à tous les citoyens.

Car jusqu’alors le système ne bénéficiait qu’aux contributeurs imposables à l’impôt sur le revenu ; les contributeurs les plus modestes devaient eux payer plein pot !

Un nouveau statut fût également mis en place, la société de média à but non lucratif, permettant de conjuguer les avantages des fonds de dotation et de l’abondement avec un nouveau système de gouvernance plus démocratique.

Dans les fondations traditionnelles, les conseils d’administration tendent parfois à s’auto-perpétuer indéfiniment, comme on a pu le voir en Allemagne avec la famille Mohn dans le groupe de média Bertelsmann(du nom du fondateur historique, Carl) ou encore aux États-Unis où lesSandlers ont gardé la main sur ProPublica. Avec la société de média àbut non lucratif, tous les petits apporteurs de ressources ont des droits devote, et des droits de vote qui augmentent plus que proportionnellement avec leur capital, et au contraire les plus gros donateurs voient leurs droits de vote rigoureusement plafonnés. Cela permet un renouvellement du pouvoir et une respiration démocratique nouvelle. Conséquence ? 2017 vit une augmentation de la générosité des citoyens, enfin pleinement partie prenante, et ce mouvement ne cesse depuis de se renforcer.

Ainsi donc nos citoyens purent non seulement financer les médias de manière participative, mais virent l’État abonder dans le sens de leur soutien et leur pouvoir politique pleinement reconnu. Ils ne boudèrent par leur plaisir et nos nouveaux médias recueillirent des sommes pouvant atteindre jusqu’à 600 000 euros pour leur lancement. D’autant que les citoyens n’étaient plus dès lors considérés comme de simples donateurs, mais obtenaient dans ce nouveau cadre des droits politiques, autrement dit des droits de vote leur permettant de prendre pleinement part à la vie du média. Comme au bon vieux temps d’un Monde d’avant…

Et ce n’est pas tout. Car ces financement restaient malgré tout parfois insuffisants…Fallait-il pour autant céder aux sirènes d’un argent plus facile mais sans doute plus coûteux ? La réforme des médias s’accompagna d’une mesure supplémentaire qui mit entièrement à l’abri l’indépendance de nos journalistes. En effet, fut décidée dans le même mouvement la création d’une banque publique d’investissements (BPI) média dont le rôle fut d’accorder des prêts à taux zéro aux médias qui se créaient. Une attention particulière fut portée à cette initiative, car il fallait avant tout veiller à préserver l’indépendance des médias en création et donc ne pas laisser au bon vouloir d’un petit nombre de décideurs la liberté de financer (ou non) tel ou tel média.

Ainsi, afin de garantir l’indépendance de ce financement, des règles automatiques très précises furent mises en place. En particulier, tout média indépendant (c’est-à-dire respectant un certain nombre de critères très spécifiques dans ses statuts) ayant réussi à lever 500 000 euros auprès d’une pluralité d’actionnaires, put automatiquement avoir le droit à un prêt de la BPI à taux zéro et remboursable après trois ans. Le montant de ce prêt : jusqu’au triple de la somme levée auprès des actionnaires pluriels, dans la limite des besoins du média bien sûr.

On eut souhaité que le gouvernement aille jusqu’à introduire une limite aux apports en capital comme il en existe par exemple pour le financement des partis politiques et des campagnes électorales, mais ce ne fut pas le cas…

Les changements apportés allaient dans le bon sens cependant, et il faut parfois savoir ne pas mener certains combats ! La combinaison abondement de l’État et financement automatique via la BPI média permettait, comme cela n’avait jamais été le cas, un financement démocratique et pluraliste des médias, et évitait de tomber dans les dérives parfois associées aux aides directes et non automatiques.

Avec la limitation de la concentration par une nouvelle loi de régulation et le développement de nouvelles formes de médias citoyens et non-lucratifs, les médias pouvaient reprendre toute leur place au service de la démocratie.

C’est ainsi qu’en 2027, l’entrée « faits alternatifs » disparut de nos encyclopédies, tout comme celle de « post-vérité ». L’information indépendante avait vaincu, et avec elle la démocratie.

 

 

Le fil de Tours