Rech Marcelo, président du Forum Mondial des éditeurs, (WAN-IFRA), président de l’association brésilienne de la presse (ANJ), et vice président éditorial du Groupe RBS, (Brésil), livre, pour les Assises, son regard sur l’avenir du métier de journaliste.
Lorsque l’on compare l’activité d’une rédaction de presse d’aujourd’hui à celle d’il y a 20 ans, on imagine assez aisément ce que pourrait devenir le journalisme d’ici 10 ou 50 ans. Il ne s’agit déjà plus de juste collecter et compiler des infos ; le journalisme est désormais appelé à remplir une mission bien plus complexe : distinguer le vrai du faux et estimer à quel point le public peut se fier à des sujets qui font le buzz sur les médias sociaux.
Ce journalisme de « validation » donnera à la profession plus d’importance que jamais. Par le passé, en tant qu’animateurs de la communauté, les journalistes étaient, dans une très large mesure, responsables du débat social. À l’avenir, lorsque le monde entier sera connecté à Facebook ou à ses successeurs, nous pouvons prévoir que, dans cet espace frénétique où s’expriment toutes les voix, du simple citoyen aux experts en manipulation, les journalistes seront des médiateurs préposés à la vérité, comme ils le sont déjà depuis quelques années.
En tant que certificateurs, les journalistes professionnels – que l’on définit comme tels, au sein de cette vénérable profession, pour leur respect de valeurs telles que l’indépendance, la technique et l’éthique – seront bien plus que de simples gardiens du temple. Ils seront chargés de vérifier à plein temps, aussi bien des déclarations politiques que des actualités plus ordinaires, comme la rumeur du transfert d’un célèbre joueur de foot, ou ce que cache la dernière campagne de pub d’une marque de boisson énergétique, destinée à produire des ersatz d’infos pour générer des retombées presse spontanées et gratuites.
Pour rester pertinent aux yeux du public, le journalisme doit toutefois fonder sa pratique sur certains principes essentiels, qui auront pour effet de l’éloigner du temps où journalistes et éditeurs avaient le monopole de l’information. Ces principes ont été présentés dans un article publié par le World Editors Forum (WEF) après son conseil d’administration de juin 2016 à Carthagène en Colombie, et illustrent ce que sera le journalisme augmenté, ou « next-level journalism ».
Voici ces principes :
1• Dans un monde d’hyper-information, la crédibilité, l’indépendance, l’exactitude, l’éthique professionnelle, la transparence et le pluralisme sont les valeurs qui permettront d’asseoir une relation de confiance avec le public.
2• Le journalisme « augmenté » se distingue des autres contenus par son recul et sa vérification vigilante et diligente du matériel circulant sur les médias sociaux. Il reconnaît que les informations véhiculées par des médias sociaux doivent être vérifiées, et que ces plateformes sont utilisées pour diffuser des contenus destinés à promouvoir des marques et des produits.
3• La mission du journalisme à ce niveau est de servir la société de manière positive, en fournissant des informations d’excellente qualité, vérifiées, et de contribuer à la reconnaissance de « marques » médiatiques comme sources fiables de contenus.
4• Le journalisme augmenté doit aller au-delà des simples faits, pour permettre et encourager l’analyse, le reportage contextuel et d’investigation, et l’expression d’opinions bien informées,
passant ainsi de la diffusion d’une information à celle d’un savoir qui enrichit et renforce.
5• Le journalisme augmenté doit se fonder sur la confiance et les principes directeurs de la pertinence sociale, de l’intérêt légitime et de la véracité.
Ces concepts sont indépendants de toute forme ou plate-forme spécifique. Un contenu profond, dense, ultra spécialisé et très crédible devra être diffusé sous n’importe quelle forme et à tout moment, mais toujours pourvu de son certificat d’origine pour attester que l’info n’est pas générée par une puissance d’illusion ou de désillusion. Les journalistes devront fournir une sorte d’ISO 9000 d’authenticité, certifiant la crédibilité des faits, et ce non plus en l’espace de quelques jours ou semaines, mais en quelques heures, voire minutes. La double injonction de rapidité et de précision obligera les journalistes à travailler comme des chirurgiens – vite et bien – sous une pression énorme et face à des pièges cachés encore plus traîtres que ceux d’aujourd’hui, sans quasiment aucune marge d’erreur. La pression viendra essentiellement du public, soucieux de connaître la vérité derrière une histoire qui se répand sur les médias sociaux, mais aussi de la part de ceux qui, sincères ou non, ne se résignent pas à l’idée que quelqu’un puisse être payé pour ébranler leurs convictions fondamentales.
Dans ce nouveau monde, on pourrait comparer le consommateur de ce « journalisme chirurgical » aux personnes malades qui recherchent la signification de leurs symptômes sur Google. Vu la variété des diagnostics possibles, il y a de grandes chances qu’elles se découvrent atteintes de maladies mortelles. Mais les personnes qui cherchent un avis sérieux ne se contentent pas d’infos pêchées sur internet. Évidemment et en toute logique, un rendez-vous chez le médecin s’impose. En cas de problème complexe, on consultera un spécialiste, et ainsi de suite. Ce même processus s’appliquera au domaine de l’information. On peut être contaminé par les radiations néfastes d’une intox à laquelle on est exposé. L’actuel charlatanisme sur les médias sociaux et internet existera toujours et de façon de plus en plus subtile. Mais si on a envie ou besoin d’information de qualité, qui n’aura pas été dévoyée par des intérêts personnels ou corporatistes, il est vivement recommandé à tout un chacun de rechercher des informations propres à la consommation, issues du journalisme professionnel et indépendant.
Bien sûr, il y a en médecine de bons et de mauvais praticiens, des hôpitaux qui font référence et d’autres qui mériteraient d’être fermés. Trouver les journalistes et médias qui produisent les meilleures informations sera comme trouver un bon médecin ou un bon hôpital. Le public doit avant tout se fier à la réputation du professionnel ou de la structure dans laquelle il travaille.
L’industrie des médias connaît une transformation radicale du fait de la technologie. Mais la technologie est pour le journalisme un moyen et un outil incroyable pour atteindre de nouveaux publics, révéler des histoires, interagir, fournir différentes voies d’accès à l’information selon les usages de chacun, et permettre de s’emparer d’une même histoire de diverses façons. L’industrie des médias, bien que profondément liée à la technologie, n’a pas pour vocation de créer des logiciels. L’essence du journalisme professionnel est une affaire de confiance. Ce sera son atout le plus précieux à l’avenir – pour le système économique qui peut être dévastépar de fausses rumeurs, pour les gouvernements et les politiciens qui ont la responsabilité d’éviter le chaos social et de préserver la démocratie et, naturellement, pour les individus et pour le bien du monde civilisé.
Si la confiance est devenue à ce point indispensable c’est parce que jamais l’apocalypse morale n’a été aussi proche – non sous la forme d’un code nucléaire, mais grimée en vérité cachée dans des posts et récits apocryphes. Au cours des cinq, dix ou vingt prochaines années, le monde sera confronté à une succession inattendue de menaces engendrées par la diffusion de fausses informations, soit disséminées par des robots, soit partagées par des citoyens bien intentionnés qui ne disposent pas d’une grille de lecture suffisamment développée pour distinguer le vrai du faux. Parallèlement, les bulles des médias sociaux, qui sont autant de chambres d’écho de « like » à l’infini pour des opinions qui se ressemblent, poursuivront leur oeuvre de radicalisation progressive du comportement et d’aliénation de la pensée dissidente.
C’est pourquoi, si un jour le journalisme professionnel et indépendant disparaît ou s’affaiblit au point de devenir inutile, le monde pourrait basculer vers une catastrophe sociale et économique. L’antidote à ce cataclysme est le journalisme, mais un journalisme d’encore meilleure qualité qu’aujourd’hui. La société doit garder à l’esprit que le bon journalisme n’est pas gratuit.
En fait, pour désamorcer le flot incessant de rumeurs numériques, il faudra de plus en plus de moyens, alors que les entreprises de médias restent profondément ébranlées par la réaffectation de l’argent vers les médias sociaux et ses géants numériques. L’ironie du sort est que le modèle économique de ces gigantesques entreprises de médias sociaux dépend de la qualité de leurs contenus, qui leur sont fournis par… les médias ! Si et quand ces deux mondes s’engageront dans un modèle harmonieux et durable, à même de créer un environnement propice à l’épanouissement du journalisme professionnel, les caïds de l’intox seront finalement expulsés du circuit. Et le débat pacifique, la démocratie et la vérité auront alors une chance de s’épanouir à nouveau.